Réflexion clinique

Réflexion clinique

Le Grand AUTRE peut-il être « genré » ?

Faîtes vos « je » ! 

On avait bien pris le soin d'appeler mon secrétariat pour préciser avant la 1ère consultation à mon cabinet avec cet(te) adolescent(e) qu'il fallait bien l'appeler P., de son prénom de « transgenre » masculin. Ce préalable maternel, pétri de précaution et d’anticipation, m'a saisi, interrogé et aussi déjà engagé vis-à-vis de P. Cet(te) adolescent(e) avait rajouté vouloir « être suivi(e) par un psychiatre homme ». 

Le langage courant utilise de façon assez automatique certaines expressions sans vraiment se rendre compte de la portée du sens des mots et de l'adresse des phrases qui en sont constituées. « Faut bien qu’il se donne un genre! »…, « il cherche à se donner un genre. C’est la mode actuelle, ça lui passera !», peut-on entendre de quelqu’un qui vise une autre personne dans sa tentative, ici décriée, de se singulariser. 

Aujourd’hui les positionnements vis-à-vis de certaines demandes dans le champ de notre pratique quotidienne créent de l'embarras, notamment avec les adolescents, et questionnent quant à comment répondre à ces demandes. Celles liées aux questions d’identités sont pour le moins intéressantes en tant qu'elle sollicitent notre arrimage à notre pratique clinique, et a un certain discours. La clinique analytique et son « Discours », et l'adresse qui en découle ouvrent des pistes, pour sortir de l’interrogation de comment entendre ces demandes. 

Ce terme d’identité est à la mode, comme celui d’identification. L’opération lacanienne, à la suite de Freud, a consisté à le spécifier et à préciser plus en avant de quoi il s’agissait. L’identité au sens du résultat du processus d’identification procède bien « de l’Autre », avec des « autres » bien différents dans chaque cas. Mais il y a lieu de concevoir cette identification, comme un ensemble de trois modes selon Lacan, modes qu’il attribuera au noeud borroméen : « les trois forment ce qu’on pourrait appeler une identité. L’identité comporte ces éléments qui se répartissent aisément selon ces trois catégories du symbolique (son nom), de l’imaginaire (sa photo) et du réel (l’intérieur du corps et ses bords) » [1]. 

A la lecture actuelle du séminaire « Encore » de Lacan (1972-1973), et du « frayage » qu’il poursuit pour maintenir le discours analytique, le « je ne veux rien en savoir » [2] m’a donné une certaine conviction de comment entendre, ou essayer de construire une position pour entendre « ces demandes d’identité », d’identification « genrée ». 

A partir de cet Autre, grand Autre, Lacan avance dans le séminaire Encore « j’en désigne ce qui est d’abord un lieu, une place, j’ai dit : le lieu de l’Autre comme tel, désigné par une lettre » [2]. De cette articulation là, et de ce que Lacan affirme dans ce séminaire à savoir que « chaque réalité se fonde et se définit dans le discours analytique », peut-on considérer qu’en parlant d’identification, on parle d’adresse, auquel cas les noms que l’on se donne fonctionnent moins comme référence, que pour faciliter un certain appel et une certaine relation à autrui. Les identifications ne sont alors pas des propriétés privées ou des réalités internes, exclusivement, mais des pratiques d’adresse : « Qui écoute ? Qui est là ? »[3]. 

Dès lors, l’identification de - ou trans - genre pourrait être considérée comme quelque chose à se laisser dire, se laisser signifier, à savoir que dans ce signifiant il n’y a pas à savoir quoi que ce soit – « je n'en veux rien savoir » - mais plutôt à prendre comme une « fantastique demande relationnelle », une forme de « pacte original, que ce que vous entendez n’a, avec ce que ça signifie, aucun rapport »[3]. Dans la conférence de Rome (1953) [4], Lacan avait déjà tracé la voie en énonçant que « toute parole appelle réponse, …, même si elle ne rencontre que le silence, pourvu qu’elle ait un auditeur ». Il poursuivait cela en ajoutant que « c’est de la jouissance des signifiants dont il faut se débarrasser, pas du sexe ». 

C’est dans cet espace là que les adolescents qui nous confrontent à ces questions sur un mode parfois particulièrement aigu, viennent solliciter « cette parole énoncée à un autre, qui spécifie, qui constitue, qui permet d’exister comme un sujet »[5], et « de poser des actes qui feront sens pour soi tout en accusant réception de la parole de l’autre »[6]. 

Pas de quoi (se) donner – forcément - un genre, mais d’abord une identité en forme d’adresse en lieu et place du grand Autre. Lacan poursuit en définissant ce Grand Autre « comme le lieu de la parole, virtuellement le lieu de la vérité » [7], lieu des signifiants qui engage vers une séparation, une auto-détermination, 

Adresse à l’Autre. « Mal d’adresse », dit M. Springer [8]. Mal du symbolique. Réintroduire une parole pour trouver une place, sa place. 

P., à ce jour, semble encore loin de cet engagement dans un discours, dans cet investissement dans un autre, pour aller vers un Autre, tant son corps l’embarrasse et court-circuite sa parole. D’ailleurs P. était selon ses dires, à notre dernière rencontre « en pleine crise de genre ». Tension ? Pulsion ? Désir ? Acting-out ? Tout cela certainement, mais pas de mots encore pour défaire ce réel. 

Notre engagement est ici fondamental, pas forcément et d’emblée à l’égard de la question « aveuglante » du transgenre, mais de ce bain de paroles dont nous sommes les détenteurs, afin d’introduire un début de discours et de faire naître un désir. 

Mais ce désir peut-il se faire sans perte ? Jean Marie Forget reprend cette considération essentielle en précisant que « le travail à partir d’une position analytique, d’une position symbolique dans le réel,… peut permettre… à cet Autre réel que sont les parents de mettre en jeu, pour un temps, le manque dont ils ont récusé la portée, puisque la parole de l’adolescent a rencontré une fin de non-recevoir ». … « Si cette parole ne peut être prise en compte, elle se met en scène, à charge pour ceux qui en sont l’adresse d’en tenir compte ». [9]. On voit là que c’est par la remise en circulation des signifiants, que l’adolescent en prise avec le réel de son corps, pourra s’arrimer aux places symboliques où sa subjectivité prendra consistance [10]. 

Pour terminer ces quelques considérations, revenons aux origines des choses, seule façon de sortir du prisme de la curiosité ou de l’angoisse, à savoir la définition de Jean Bergès de l'adolescent : « l’Infans , parce qu’il y a enfant, parce qu’il y a « ça cause pas » » [11]. Tout est dit…ou tout reste à dire… 

Bergès poursuit et précise un point crucial à savoir que « cette demande est tout à fait particulière, chez l’adolescent, en ce sens qu’elle va se faire par la parole (en ouvrant la bouche) et qu’elle a toujours quelque chose à voir avec la théorie sexuelle infantile (ayant aussi à voir avec la bouche) » [11]. 

C’est par ce cheminement que l’adolescent va naître au savoir. « Ce n’est plus un savoir qui n’a pas de sujet, ça devient un sujet à qui vient émerger un savoir déjà su » [11]. 

Alors quid du genre ? Est-ce une autre façon de s’affranchir des effets du langage ? Toutes ces théories et quêtes identitaires voudraient faire oublier « que le sujet n’est pas une identité mais une question sur l’identité, qui implique la signifiance, c’est-à-dire un rapport au langage ». L’interrogation de Pascale Belot-Fourcade en forme de conclusion donne bien le ton des positions à tenir dans le champ de la clinique adolescente et dans celui de la pratique analytique : « est-ce l’avenir ou est-ce un moment américain d’une civilisation animée du performatif et comportementalisme généralisé ? » [12]. 

La voie est ouverte. Toujours la même. Mais certainement la seule, à savoir celle de l’inconscient. Lacan y revient dans Encore, une nouvelle fois : « si l’inconscient nous a apprit tant de choses, c’est d’abord ceci, que quelque part dans l’Autre, ça sait. Ça sait parce que ça se supporte, justement, de ces signifiants dont se constitue le sujet » [13]. 

Puisse la tentative de réinscription de P. dans ce bain de parole, créer un su-je désirant et une transition Autre. La suite en dira plus… peut-être. 

Jacques BERAUD, 

Clermont-Ferrand, ALI-A. 

[1] L’identité est « de l’Autre ». Jean-Jacques Gorog, Dans Champ lacanien 2008/1 (N° 6), p.59 à 65. 

[2] Encore. Jacques Lacan, séminaire 1972-1973, éditions ALI, 2022. 

[3] La question de l’identification transgenre. Judith Butler, Dans Champ lacanien 2009/1 (N° 7), p. 111 à 123. 

[4] Conférence de Rome. Jacques Lacan Dans les Écrits, 1953. 

[5] Écouter un adolescent. Élisabeth Jalaguier, Dans L’adolescent : un symptôme d’aujourd’hui ? Association Médecine et Clinique Psychanalytique, Journées de Grenoble, 2001 ; p.37-42. 

[6] Sexe d’un autre genre… genre d’un autre sexe, quand la boussole s’affole. Agnès Condat, La Revue Lacanienne ALI, Le mal de la jeunesse, Mai 2017, n°18, p. 107-117. 

[7] Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. J. Lacan, leçon 15 avril 1964, edts ALI, p. 138-139. 

[8] Les ados, ça cause. Marie Springer, Erès Edts, 2019. 

[9] Le désir sans perte ?. J.M. Forget. Dans Les Adolescents, points aveugles ?, Journal Français de Psychiatrie, 2001, n°14, p. 20-22. 

[10] Adolescences… Ou la remise en jeu de la métaphore paternelle. Corinne Tyszler, Journal Français de Psychiatrie, 2000, n°9, p. 34-35. 

[11] L'adolescent : infans. Dans Les adolescents, points aveugles ?, Jean Bergès, Journal Français de Psychiatrie, 2001, n°14, p. 26- 29. 

[12] Tant va la cruche à l’eau. Pascale Belot-Fourcade, La Revue Lacanienne ALI, Éclats du corps, Erès 2021, n°22, p. 109-122. 

[13] Encore. Jacques Lacan. Séminaire 1972-1973. Edts ALI, 2022, p.142